AUFGANG – Aufgang

Aufgang

Post-Classique / 2009. Il y a des monuments auxquels on n’ose pas s’attaquer, des constructions trop ambitieuses qu’il parait impossible de défricher. La conscience d’être en présence d’un chef d’œuvre vous fait perdre vos moyens tandis que les influences vous asphyxient. On ne peut pas se cacher derrière sa culture pour parler du trio (piano² +batterie) de Franscesco Tristano, Rami Khalifé et Aymeric Westrich, on ne peut pas user de comparaisons pertinentes ni de références, on ne peut pas juste décrire ce dont il s’agit. L’appréhension d’escalader la montagne est d’autant plus forte lorsque vous avez peur d’échouer là où certains et certaines ont déjà si brillamment réussi. Cependant je ne souhaite pas utiliser un tour de passe-passe, je ne veux pas me cacher derrière un texte littéraire ou métaphorique, je n’ai pas l’intention de me réfugier dans le ressenti émotionnel, non je veux regarder cet album droit dans les yeux et le décortiquer, ne pas le traiter avec plus d’égard, ne pas lui montrer à quel point il est spécial, le dompter comme n’importe quel disque de pop moderne.

Malheureusement dès « Channel 7 », il faut bien avouer que je chancelle, la musique va si vite que mes doigts ne peuvent la suivre. J’ai à peine le temps de frapper consciencieusement sur les touches, d’évoquer sans trop savoir où je vais que le titre ridiculise les symphonies de Stravinsky, que Aufgang se mue déjà en un monstre incontrôlable à l’improbable architecture. Il ne s’agit pas d’un mélange entre musique classique et rythmiques électroniques, il n’est pas question d’adjonctions de mélodies pop et d’envolées jazzy. Non il ne s’agit définitivement pas d’une chose catégorisable qu’on pourrait rapprocher des premières expériences du genre. Je n’oserais même pas parler de synthèse tant Aufgang ne synthétise pas. Le groupe ne fait rien, il est, il joue, le public se tait. Il n’a pas de passé, pas de repère, il existe hors du temps.

L’orgue de « Channel 8 » est une toile sur laquelle les mains des deux pianistes viennent se déposer avec une dextérité qui me mettrait presque mal à l’aise. Proche des contemporains comme Bartok, le groupe prouve non seulement qu’il a toute légitimité dans son domaine mais qu’il possède même assez d’expérience pour déjà transcender le style qu’il a inventé lors de son premier titre. Il y a du Esbjorn Svensson Trio dans cette appropriation des codes et de l’espace sonore, dans ses envolées lyriques qui ne négligent pas pour autant l’enseignement mélodique d’un Radiohead, ainsi que du Laurent De Wilde dans ce goût pour les cohabitations extravagantes.

« Barock » est, sans mauvais jeu de mot, un classique instantané, une pièce sur laquelle des élèves veilleront tard le soir, le genre de titre qui devraient faire relativiser à certains leurs hasardeuses comparaisons entre Matthew Bellamy et Chopin. Les éléments électroniques sont utilisés avec justesse et confèrent au titre un enjeu supplémentaire. Dans sa seconde partie, le trio y remettrait presque en cause la suprématie de Boards Of Canada en matière d’électronica émotionnelle.

Sur « Sonar », Aufgang commence à prendre des risques démesurés en conviant dans la même chanson l’exigence (l’intransigence ?) du piano et un enrobage club des plus évidents. Le groupe me regarde droit dans les yeux et je baisse la tête comme un gamin qui se sentirait minable face au talent de ses aînés. Il y a une telle confiance en soi dans cette chanson, cet air de dire « ma maîtrise est tel que je peux aller où je veux, rien ne m’arrête ni même les clubs, ni même le dancefloor ».

« Prélude du passé » permet enfin de sortir la tête de l’eau et de prendre sa respiration. Interlude qui sépare l’album en deux, le titre porte des notes de pianos sensibles, bande original d’un hommage touchant. Il permet de se préparer à  » Good Generation », qui est en quelque sorte le single de l’opus, à savoir le titre le plus accessible et le plus immédiat. Taquinant des mélodies enjouées presque radiophoniques, et laissant une voix robotique à la Air prendre les commandes, il démontre la capacité du groupe à produire une musique spatiale bien plus universelle que certaines des expérimentations de l’album ne pouvaient le laisser paraître.

« 3 vitesses » déconstruit l’espace sonore en dupliquant les idées alambiquées d’Aphex Twin. C’est à la fois magnifique et angoissant. Ce qui pourrait paraître synthétique, prémédité et surproduit se meut en quelque chose d’organique, d’implicitement évident un peu comme chez Cougar. « Aufgang » est une perle electro aux sonorités vrombissantes. Là où le mélange techno classique revêt habituellement la parure de l’absurdité et de la vulgarité, les beats frappent ici au ventre comme sur un bon Boys Noize tandis que le piano se permet pour la première fois de jouer des silences pour mieux créer la distorsion. L’album se clôt sur « Soumission » et on ne manquera pas de relever l’humour du trio. Si je ne me soumets pas facilement, je me prosterne ici avec fierté. Titre crépusculaire, à l’approche expérimentale assumée où bruits noisy essayent de résister à l’inénarrable montée en puissance du piano, « Soumission » est un titre parfait de plus sur un album parfait.

Peut-être que Aufgang a signé le plus grand album de 2009, peut-être qu’un nouveau cap musical a été franchi, peut-être que je vais me taire et retourner profiter de ces neuf merveilles. Peut-être…

Note : 9/10
À propos de l'auteur :
Benjamin

Cofondateur de Playlist Society (revue culturelle et maison d'édition), Benjamin est le responsable éditorial de Société Pernod Ricard France Live Music depuis 2008. En 2015, il a publié "Le renoncement de Howard Devoto", une bio-fiction, à la gloire du fondateur des Buzzcocks et de Magazine, qui retrace la genèse du mouvement punk en Angleterre.

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