INTERPOL – Interpol

Chronique

 

A force de voir les schémas se reproduire, on se plonge tel William Gibson dans l’identification des tenants et des aboutissants. L’hypothèse de base serait que la répétition prouverait que c’est le milieu extérieur qui agit sur le sujet. Le phénomène des groupes qui, après avoir sorti un premier album brillant ou à minima excitant et conquis la frange exigeante des aficionados, ne cessent ensuite, au fur et à mesure que leur succès prend de l’ampleur, de s’enfoncer dans des mélodies convenues et/ou vulgaires, résulterait soit d’erreurs de jugement de la part de fans de la première heure qui refusent de partager leurs idoles et se retournent contre elle, soit d’une pression grandissante imposée par les médias, par les gens, par des entités indéfinissable qui déstabiliseraient les groupes et leur feraient perdre leurs moyens. Oui le rock est une culture et qui dit culture dit rites, codes et reproduction. On connait par cœur le modèle. Cependant même avec un savant dosage d’honnêteté et de recul, même en tenant compte de tous les paramètres, on en revient toujours à se dire que ces « derniers » albums sont quand même particulièrement mauvais. On triture, on réfléchit, on se gratte la tête, non il n’y a rien à faire, c’est un peu trop facile de nous remettre sur le dos la déchéance. Parfois les choses sont ce qu’elles ont l’air d’être. Pas besoin d’employer des mots au sens dérouté comme snob ou au sens jamais défini comme hype, pour expliciter un fait.


Ce qui est à l’origine du schéma trouve en réalité sa source au sein même des groupes. Qu’il s’agisse de Muse, Coldplay, Placebo ou même à moindre échelle de U2, les têtes de turcs préférées d’aujourd’hui ont toutes bâti leur succès sur un premier (voir deux) album (s) fort (s). Pourtant dans un sens, et ce malgré les premiers louanges (oui oui vous savez l’époque où on disait que Muse reprenait le flambeau de Jeff Buckley) personne n’a été surpris des évolutions. Déçu oui, surpris non. La vérité est qu’il y a dès le départ dans ces groupes une fêlure, quelque chose qui en petite quantité peut s’avérer touchant et même être à l’origine du succès, mais qui le temps passant ingurgite peu à peu tous les talents de songwriting. Cela peut se traduire par un goût trop prononcé pour l’emphase et les refrains grandiloquents, par une tendance aux mélodies catchy trop sucrées ou encore par une attirance vers des productions trop frontales aux émotions forcées. Ce n’est souvent pas grand-chose, mais cela suffit pour douter de l’avenir, pour attendre la suite avec circonspection et pour transformer l’amour, en incuriosité puis en dédain. Seules quelques rares formations arrivent à tordre la courbe, à contourner la faille tout en la laissant béante, mais en tant que simple exception qui confirme la règle, on ne peut pas toujours se cacher derrière le cas de Radiohead et de son fractal et spectral Ok Computer (sic). On fait ainsi souvent mine d’être étonné, on joue nos vierges effarouchées, mais on ne peut pas se mentir : dès le début on savait. On se raccrochait à l’image du cas particulier puis on était comme des gosses qui s’étonnaient d’avoir perdu au loto.


Interpol s’inscrit tout à fait dans cette logique. Après un « Turn On The Bright Lights » qui fit d’eux l’un des meilleurs espoirs de la scène indépendante avec le bla bla Joy Division associé, les new yorkais glissent à chaque album un peu plus contre la paroi de leur faille. Malgré cela, faible que je suis et en toute connaissance de la démonstration ci-dessus, j’espérai y trouver un soubresaut qualitatif qui conjurerait la sortie du vain « Our Love To Admire ». Tout ça aurait tendance à prouver que la déception certaine débouche quand même sur la déception et non sur la pleine lucidité.


Il faut dire que le début de cet album, qui tire donc son nom du groupe eponyme, aurait tendance à prendre en traitre. Sur « Success » un beat sourd trouble les intentions avant que ne se déploie la batterie de Sam Fogarino, les refrains sont puissants et à chaque fois que le chant s’avance trop loin dans les profondeurs de la crevasse, quatre cordes apparaissent comme par magie et lui permettent de se rattraper, tandis que sur « Memory Serves », on retrouve la reverb et la tristesse non-feinte qui avaient marqué les débuts. Tout en restant en terrain connu, Interpol y joue avec un fil d’émotions assez proches de The National – les deux groupes partageant ce positionnement à la lisière du post punk. Là encore la basse est chaude et englobe le morceau. De basse il en sera beaucoup question ici, tant la prestation de Carlos Dengler s’avère souvent ici vitale. Les cordes se plient sous ses doigts, l’attaque est sèche et impitoyable. La partition de basse suit son chemin toute seule, elle est est la corde qui fait de l’arc une arme. Enlevez ces 4 cordes à « Summer Well », ne vous reste-il pas qu’un vulgaire bout de bois bombé ?


Le duo rythmique se charge vraiment de la part du lion et dès qu’il a le malheur de baisser sa garde, l’ensemble du dispositif s’écroule avec fracas. Ainsi le duo basse batterie a beau transpirer l’influence de Gang Of Four (impression que la guitare ne dément pas) sur « Barricade », le moindre ralentissement transforme la citrouille et en fait des camarades de jeu de Radio 4. On espère un rapide montée en puissance sur « Always Malaise (The Man I Am) » appuyé par un beat discret, on imagine voir la bête retromber sur ses pates en prenant la voie d’un « Slow Hands » mais l’ensemble ne décolle jamais préférant à la spontanéité une fallacieuse approche qui rappelle les travers du « Total Life Forever » de Foals.


Malgré une rythmique inattendue qui fait déraper le piano, Paul Banks en fait des tonnes sur « Try It On » et rappelle inévitablement les débordements de Bono dans sa façon d’appuyer certains mots comme ce « No Fucking Way ». Les violons essayent de donner (sans succès) de l’ampleur et dans la deuxième partie des bleep électroniques incongrues viennent essayer de prendre le contrôle. Mais on ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. Cette intrusion s’étend jusqu’à l’introduction de « All of the Ways » qui ne s’en remettra pas. La musique se voudrait instrumentale et éthérée mais étouffe sous les harmonies vocales trop présentes. On retombe ainsi trop souvent dans ces morceaux mi figue-mi raisin qui peuplaient « Our Love To Admire », dans ces chansons qui manquent d’engagement et dont seuls les contre-temps produits par la batterie raniment l’espace d’un instant l’intérêt (« Safe Without »).


Depuis que l’on a appris que Carlos « Jim Profit » Dengler, l’homme fort du disque, quittait le groupe, on ne peut que s’inquiéter un peu plus pour la suite. Avec un David Pajo dans le coup, le risque de voir Interpol devenir une zwanissade se précise.


Un riff doucereux qui prend son temps et qui tourne dans le noir, le guitariste qui tête baissée est seul sur scène, la voix qui sort soudainement des enceintes sans pour autant montrer son visage, puis chacun les membres qui font leur apparition à grand coup sous les spots qui s’allument et les mains qui claquent, la batterie qui s’accélère soudainement, le public qui crie, la fosse qui commence à s’agiter… « Lights » fera probablement un grand titre d’introduction à tous les concerts dans les stades que Interpol sera amené à donner en première partie de U2.


Sur le parking, un gamin pleurera. Même si on l’avait prévenu, on ne devrait pas imposer la nostalgie à de si jeunes personnes.

À propos de l'auteur :
Benjamin

Cofondateur de Playlist Society (revue culturelle et maison d'édition), Benjamin est le responsable éditorial de Société Pernod Ricard France Live Music depuis 2008. En 2015, il a publié "Le renoncement de Howard Devoto", une bio-fiction, à la gloire du fondateur des Buzzcocks et de Magazine, qui retrace la genèse du mouvement punk en Angleterre.

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